jeudi 31 mars 2011

Quand ton frère veut te foutre une beigne, serre les dents, et ferme les yeux. Ça va passer très vite.

Il y a des choses que l'âge n'arrange pas. Que le temps fige même, comme un fossile qui plus jamais ne se modifiera. Par exemple, si l'on me demande si j'aime les betteraves, je réponds un non certain et simple, comme pour souligner l'évidence. Mon cerveau n'a toujours pas assimilé que les quelques dernières fois où j'en ai mangé je n'ai franchement pas trouvé ça dégueulasse.
Une impression de vapeur brûlante passait sur mes joues il y a encore quelques années quand le ton se mettait à monter. C'est aussi probablement une des raisons de ma fréquente apathie lors de conflits familiaux.
C'est délicat de se voir réduit au silence sous la pression d'une dictature, c'est honteux et révoltant. Honteux... pour soi. Je me tais malgré toutes mes imprécations, parce qu'ici, la dictature n'est pas un concept. Il n'y pas de certaine distance entre soi et la police de la pensée. Non. Ici, la seule distance qu'il y ait c'est environ le mètre cinquante, la largeur de la table, qui nous sépare de ce chien fou au regard impassible. Un mètre cinquante c'est peu lorsque le bras au bout de ces yeux peuvent s'abattre sur soi en une fraction de seconde. Ne dis plus rien Franck. Ça n'a pas d'importance de toute façon puisque depuis dix minutes que le ton a monté, ce n'est plus vraiment une idée que tu as défendue, mais un arrangement à l'amiable. En faire passer le plus possible avant de céder.
Le problème ici est que tu as un bon argument, un truc imparable que tu songes à sortir pendant un bref instant de silence. C'est toujours pendant ce temps que l'air ambiant change et tes frère et sœur observent en espérant que tu vas t'arrêter à temps. Le syndrome de la femme battu. On ne le dit pas, mais tout le monde espère que tu fermeras ta gueule sans quoi le grand frère va encore exprimer sa colère. Toi, pendant ce laps de temps tu penses que tu en as définitivement assez d'être réduit au silence par la force et tu songes qu'aujourd'hui c'était la dernière fois, et tu sens la fièvre d'une petite révolution monter en toi, en même temps que tu sens malgré tout tes joues qui se réchauffent. Parce que l'être humain est con. Parce que non, tu ne veux pas te taire.
Mais tu verras que tu vas te taire, Franck.

Tes joues sont chaudes de colère, de peur aussi un peu. Elles doivent être rouges. Le frère et la sœur regardent (impossible de travailler maintenant, trop d'électricité dans l'air). Le climax est proche. Tout le monde le sait et surtout toi. Parce que le grand frère te dis lentement d'une voix chantante vidée de toute émotion: "Attention Franck... Attention...". Il sert un peu les dents. Tu ferais mieux d'en faire autant. Pourquoi? Parce que tu t'apprêtes à déborder. Le credo habituel à ce moment du conflit. Une étape délicate que cette phase de la discussion, trouver le temps de te révolter à voix haute contre cette menace indicible et sournoise. Tu veux prendre les devants. Mais sous quel chef d'inculpation? La recommandation de faire attention?
C'est toujours très difficile de se révolter contre une menace qui n'a pas corps. On est obligé de procéder à la tâche honteuse d'exprimer notre peur. Juste une peur.

Si tu ne crains rien, tu n'as pas peur de ce qui peut arriver. Tu ne mets rien en avant. Le problème ici, c'est le procédé psychologique figeant la peur dans une sorte de fantasme parce que l'élément sur lequel se repose la peur sus-dite n'a pas encore été exprimé clairement.
Il te laissera imaginer. Puis il te laissera nommer ta crainte. Il ne la nommera pas pour toi, non. S'il y a un problème Franck, tu es invité à parler ouvertement. Parce qu'ici mon cher Franck, autour de cette table, on ne voit pas ce qui te pose un problème.
C'est honteux de parler spontanément de sa crainte d'un châtiment corporel précis qui n'a même pas encore eu lieu. Parce que c'est avouer au monde que cette chose en particulier nous obsède depuis peut-être dix minutes ou un quart d'heure. C'est aussi avouer indirectement l'emprise que l'autre a sur soi depuis autant de temps. C'est avouer qu'on en a peur.
Comme tu ne supportes plus toute cette pression, tu t'avances sur cette question. Tu n'es jamais sûr que c'est le bon moment, peut-être est-ce trop tôt au quel cas tu risques de passer pour un trouillard alors voilà, tu prends toujours le risque d'avouer ta peur à un mauvais moment et de perdre autre chose que ta dignité déjà bien abîmée. La joute rhétorique.
Si tu entames trop tôt la litanie de la menace sous-jacente qui est intolérable, tu prends le risque de te sentir vraiment peureux, mais aussi, tu prends le risque de voir les témoins songer au fond d'eux-même il exagère, on en est loin, là. Il se sent vraiment menacé pour un rien lui. Ce qui te fera perdre l'avantage inhérent au statut même de victime que tu possèdes à cet instant (avec du recule je remarque la mécanique psychologique classique qui s'est installée ici et qui est présente dans toutes les situations de menaces quotidienne qu'exerce un individu sur un groupe d'individus). On a donc décidé il y a une seconde de s'avancer sur la question de cette menace insidieuse. Ici, pendant les dix prochaines secondes, ce qui va se passer est très clair.
Tu évoques cette bouffe que tu vois arriver à grand pas, donc, légère perte de dignité normale ; là il faut malgré tout garder ses positions - tu as fini par l'apprendre c'est une étape essentielle, quand tu étais plus petit tu te mettais à pleurer submergé par l'émotion, et tu n'avais pas le temps pour la suite... tu ne te déconcentres pas, donc - pour enchaîner le plus vite possible sur... sur quoi...? Contente toi de dire que tu en as assez de ces claques à chaque fois qu'il y a un désaccord. Commence comme ça. La prochaine fois tu seras plus inspiré c'est pas grave.
La prochaine fois... Parce qu'à peine tu as commencé à ouvrir ta gueule, le coup est parti te la refermant aussi sec.
...Et la chaleur brûlante sur les joues...

J'espère que tu as eu le temps d'en placer un peu avant de te taire. C'est tout ce qui compte.

L'instant qui suit :
Parfois tu vas filer loin de cette pièce où on t'a bafoué. Parfois tu vas pleurer en même temps et tu vas tourner en rond dans la maison.
Et puis parfois tu vas rester à ta place, même pas tellement secoué par l'émotion. Tu sais que c'est passé. Tu vas juste te remettre au travail avec la dernière honte de cette après-midi : une joue enflée exposée à la vue de tous. Et en plus tu leur as pratiquement avoué il y a cinq minutes à quel point cette claque te faisait peur. Dans dix minutes tu pourras quitter la table avec une nonchalance à peu près crédible pour enfouir ton honneur dans les draps froissés de la seule pièce qui soit sûr où tu pourras enfin vomir ta haine.

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