jeudi 11 novembre 2010

J'aime pas les hypocrites les mythomanes les paranos (...même si c'est drôle parfois)

Je suis en cuisine. Ça sent la graisse de steak haché, la graisse de friture, la graisse de nuggets, la graisse des corps...
Ça sent la graisse.
On se précipite, on sort les pains du four, on étale une déjection sur-dosé de sauce non-identifiable dessus. On se croise, on manque de se rentrer dedans, on s'évite. On est douze en cuisine, dans neuf mètres carré et on croirait une chorégraphie de danse contemporaine parfaitement orchestrée sur la chanson de Benny Hill.
J'entends geindre la nouvelle sous prétexte que tout le monde s'en prend à elle, encore. Les sons qui sortent de sa bouche raisonnent en moi sans accrocher le moindre neurone de mon cerveau. Ils raisonnent, juste. Cette fille a cette effet sur les gens. Elle raisonne. Comme un bruit de fond. Chez tout le monde. Mais personne ne l'écoute vraiment. Pas assez intéressant.

La pauvre, elle n'a pas une vie facile. Elle a perdu son père il n'y a pas longtemps. Et je peux comprendre, quand j'ai une seconde pour réfléchir en cuisine et que je l'entends par inadvertance, qu'elle se plaigne exagérément. Une espèce de recherche d'affection j'imagine. Même si objectivement, elle laisse toujours une empreinte un peu déplaisante chez presque tout le monde, comme celle que laisse les gens pitoyables.

Et puis personne ne l'écoute... alors tu comprends moi je veux juste être gentille mais personne ne m'aime... ou un truc du genre.
Si Caliméro avait eu une tête plus antipathique et de plus gros seins, il aurait été elle.
A part la toute récente disparition dans sa vie, je ne connais pas vraiment son histoire. Elle a l'air d'en chier. C'est tout ce que je sais. Parce que c'est ce que tout le monde s'accorde à dire. Je soulève in extremis le plateau de sandwich pour qu'un mec ne se le prenne pas et ne fasse pas tout valdinguer. Si ça tombe, tu refais tout et en vitesse. Et c'est chiant tu sais. Mais je bosse là depuis assez longtemps et j'ai des réflexes pas trop mauvais.

Elle entre en cuisine. Chier. Elle est assez lente. Du genre de cette lenteur qui te gonfle parce que c'est presque involontaire. Trop occupée à penser à tout ses malheurs la gonzesse, sans doute.
On gaz.
Devant c'est le rush et dans ce genre d'endroit si tu perds un client parce qu'il a attendu trop longtemps, tu sens que le patron se mettra à pleurer de petites larmes en pièces d'or.
Alors tu gaz. Et tu fais d'autant plus vite que pour pas laisser échapper le client devant, aux caisses, ils prennent les commandes, ils encaissent et ils mettent les clients sur le côté. Le con ne va pas se barrer maintenant qu'il a payé. Et puis il le veut son putain de hamburger. Il est venu là pour cet art de la table que savent si bien créer ces restaurants.

Pas le temps de l'écouter. Personne ne l'écoute plus vraiment... On la connait tous. Moi j'évite même de la regarder parce qu'elle affiche en permanence une expression sur le visage, tu sais, les sourcils surélevés de la fillette super, mais super malheureuse, comme si une douleur lui tiraillait le ventre constamment. Elle a les yeux toujours mouillés comme si elle était toujours prête à chialer. Et pour finir avec son personnage, sa bouche forme toujours une grimace comme la bouche d'un nourrisson qui pleure pour son lait.
Toujours sur le qui-vive, prête à se plaindre à la moindre occasion.
Pourtant je fais le mec gentil et plutôt agréable. Qui sait, il y a des choses dans la vie qui peuvent te transformé en ça, parfois. Je sais pas. Alors je ne vais pas la condamner. Et puis un jour je serais peut-être comme elle. Alors la pitié, non, mais je me répète tout le temps à son contact que "n'en rajoute pas... n'en rajoute pas Franck, même si elle te gonfle avec ses enfantillages exacerbés" (bon, je le dis pas exactement comme ça).

Elle a eu son heure de gloire il y a quelques jours. Et de ça, je suis vraiment content. Même si je ne l'aime pas vraiment. Je sais pas... J'ai peut-être craqué, peut-être que j'ai eu un peu pitié, là, ou une espèce de sollicitude. Elle a ramené fièrement au taf une lettre très officiel l'informant qu'elle était reçu au concours de magistrature.
Depuis le temps qu'elle nous bassine avec ça, on a beau ne pas se connaître ou ne pas vraiment s'aimer, quand on bosse cinq heure par jours dans des conditions comme ici, travaillant en équipe, suant tous pareil, quand il arrive quelque chose à l'un de nous, on se sent malgré tout un peu tous concernés. Et puis elle n'a déjà pas eu beaucoup de chance. Et rien de tel que cette nouvelle pour éventuellement la remettre sur les rails. J'ose espérer qu'elle était quelqu'un d'autre avant la perte de son père. Je me dis qu'elle va reprendre du poil de la bête avec ce succès tout récent. Et puis, on les attendait tous un peu ces résultats. Non pas que ça nous intéressent fondamentalement, mais elle nous en a tellement parlé qu'on attendait un élément concret. Et puis, je vous l'ai dis. L'équipe...

C'est en Août, je crois, quelques jours après la superbe fête qu'elle a apparemment donné pour son concours, fête à laquelle elle a invité plein de collègues du FatFood, un après midi, je me souviens, qu'une cliente se présente au comptoir. Une jeune du genre pas baisante, le visage fermé et tu sens qu'elle va pas rigoler à tes vannes alors tu t'abstiens et tu lui propose de menu maxi. Mais non. Elle veut rien. Elle veux voir Annabelle.
Je suis derrière, en cuisine, encore (parce que je ne vend pas assez bien pour être devant, en caisse).
Je fais mes sandwich tranquillement puisque l'après-midi c'est calme et j'ai le temps de me dire que la fille au comptoir doit être une de ses copines, même que vu l'expression de la meuf, Annabelle devrait se choisir d'autres fréquentations.

Quand Annabelle se présente à la caisse on voit qu'un truc va se passer parce qu'elle fait une tête entre l'effroi et la crainte de se faire prendre en plein vole de bonbons à la boulangerie quand t'es gosse.
L'autre ne dit pas bonjour. Au premier mot qu'elle balance on voit qu'elle n'est pas venue pour discuter et que non, Annabelle ne pourra pas en placer une.
"C'est quoi cette connerie de concours de la magistrature? Depuis quand tu fais du droit, toi? Et ces quoi toutes ces conneries que tu racontes sur notre famille? C'est quoi cette vie? Et pourquoi tu dis à tout le monde que papa est mort?..."

C'est pas souvent dans les FatFood qu'on arrête la production. Quand ça arrive, on s'en souvient longtemps. Hé bien là, ce jour-là, je peux te dire qu'on doit encore s'en souvenir aujourd'hui parce que de tout les côtés, clients et employés, c'est un silence de mort qui vient de s'installer. Le manager est en retrait, la caissière d'à côté s'est discrètement souvenue qu'elle avait un truc très important à faire, heu... là-bas.
Et moi je prends un plateau vide que je soulève et que je repose. Plusieurs fois. Juste pour faire du bruit. Ça ne sert à rien. Mais on ne m'engueule pas. Parce que ça arrange tout le monde à cette instant. Ça permet de faire croire que le temps ne s'est pas arrêté.



[Spéciale dédicace à Raggasonic pour le titre... on se marre comme on peut]

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